2.7 Le lien entre les procureurs de la Couronne et les organismes d’enquête

Guide du Service des poursuites pénales du Canada

Ligne directrice du directeur donnée en vertu de l’article 3(3)(c) de la Loi sur le directeur des poursuites pénales

Le 1 mars 2014

Table des matières

1. Introduction

L’application des lois est un continuum. D’un côté, les services de police enquêtent sur les infractions criminelles et prennent les dispositions nécessaires pour faire comparaître les suspects devant le tribunal. De l’autre, les procureurs de la Couronne ont la responsabilité de présenter la preuve de la Couronne devant le tribunal. Leurs rôles sont interdépendants. En effet, leurs responsabilités dans le système de justice pénale sont distinctes mais ils doivent inévitablement collaborer pour appliquer les lois pénales de façon efficace. Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada, « le bon fonctionnement du système de justice pénale nécessite (…) que tous les intervenants puissent exercer leur jugement dans l’accomplissement de leurs fonctions respectives, même s’il peut y avoir chevauchement de leurs pouvoirs discrétionnaires respectifs »Note de bas de page 1.

La présente ligne directrice décrit les fonctions respectives des organismes d’enquête et des procureurs de la Couronne, en faisant ressortir le rôle de chacun dans l’administration de la justice. Elle se lit conjointement avec les normes de service du Service des poursuites pénales du Canada (SPPC).

2. Rôle des organismes d’application de la loi et organismes d’enquête : le pouvoir de faire enquête et de porter des accusations

2.1. Principe de common law

Dans notre système de justice pénale, l’indépendance des organismes d’application de la loi et des organismes d’enquête à l’égard du contrôle politique direct est fondamentale. Selon la common law, la police ne saurait recevoir l’ordre, ni du pouvoir exécutif ni du Parlement, d’entreprendre une enquête, et encore moins de porter des accusations. Comme un ancien procureur général de l’Ontario l’a déjà dit : « Personne ne peut ordonner à un policier de prêter un serment qui violerait sa conscience ni l’obliger à s’abstenir de prêter un serment pour quelque chose qu’il estimerait correspondre à la véritable situation »Note de bas de page 2. Dans R c Metropolitan Police Commissioner, ex parte BlackburnNote de bas de page 3, Lord Denning a décrit ce principe de la façon suivante :

Je considère qu’il est du devoir du commissaire de police, et de tout chef de police, de faire respecter les lois du pays. Il doit affecter ses hommes de manière à résoudre les crimes pour que les honnêtes citoyens puissent vaquer à leurs occupations en paix. Il doit décider si des suspects seront poursuivis ou non; et, s’il le faut, porter des accusations ou faire en sorte qu’elles soient portées; mais, dans tout cela, il n’est le serviteur de personne, sauf de la loi elle-même. Aucun ministre de la Couronne ne peut lui ordonner de surveiller ou de ne pas surveiller tel endroit, ou lui ordonner de poursuivre ou de ne pas poursuivre une personne. Aucune autorité policière ne peut non plus lui donner un tel ordre. C’est à lui qu’il incombe de faire respecter la loi. Il est redevable envers la loi, et seulement envers elle.

2.2. Exceptions prévues par la loi

Dans le cas de certaines infractions prévues au Code criminel (Code) et prévues par d’autres lois fédérales, par exemple la corruption de fonctionnaires judiciairesNote de bas de page 4, les infractions commises sur la mer territorialeNote de bas de page 5, les crimes de guerreNote de bas de page 6, le Code canadien du travailNote de bas de page 7 et la Loi canadienne sur les droits de la personneNote de bas de page 8, le consentement du Directeur des poursuites pénale (DPP)Note de bas de page 9 ou d’un ministre de la Couronne est nécessaire pour déposer une dénonciation.

3. Rôle du procureur de la Couronne avant et après le dépôt des accusations

3.1. Introduction

Le procureur de la Couronne et les organismes d’enquête assument, dans le cadre du processus pénal, des rôles qui se complètent. Ils ont tous deux des rôles à jouer avant et après le dépôt d’accusations.

Malgré le fait que l’intervention de la Couronne n’est pas requise à l’étape pré-judiciaire, cette pratique est de plus en plus répandue. Les auteurs Michael Code et Patrick Lesage ont relevé le phénomène et l’expliquent comme suit :

Au cours des 20 à 30 dernières années, il s’est produit une évolution naturelle vers une collaboration beaucoup plus étroite entre la police et la Couronne à l’étape pré-inculpation. Comme il a été indiqué précédemment, la procédure pénale est devenue beaucoup plus complexe qu’elle ne l’était à une époque antérieure. Les procédures d’enquête de la police font maintenant l’objet de motions préliminaires afin de déterminer s’il y a eu atteinte à un droit protégé par la Charte, si la preuve sera admise en vertu de la nouvelle « approche fondée sur des principes » et si une procédure prévue par la loi, comme une autorisation d’écoute électronique ou un mandat de perquisition, a été adéquatement suivie. Pour naviguer dans ces eaux difficiles, la police s’est progressivement adressée à l’avocat de la Couronne pour obtenir des avis juridiques avant le dépôt d’accusations. (…) Il n’est tout simplement pas réaliste, à l’ère moderne, de s’attendre à ce que la police et la Couronne travaillent dans un environnement cloisonné, comme c’était le cas à une certaine époqueNote de bas de page 10.

La coopération et la consultation entre les organismes d’application de la loi et les organismes d’enquête et la Couronne sont indispensables à une bonne administration de la justice, puisque les enquêteurs doivent rassembler des éléments de preuve à la fois admissibles et pertinents. Ultérieurement, pour décider s’il y a lieu d’intenter une poursuite, la consultation deviendra utile pour évaluer tant la suffisance de la preuve que l’intérêt publicNote de bas de page 11. Cette coopération est d’autant plus importante dans les dossiers complexes.

Conséquemment le procureur de la Couronne devrait être disponible pour consultation pendant l’enquête et avant le dépôt des accusations. Les enquêteurs seront ainsi encouragés à demander des conseils. Dans les dossiers complexes, il sera peut-être nécessaire, pour le procureur de la Couronne, de travailler étroitement avec la police afin de repérer et de rassembler une preuve solide et pertinente. Toutefois, cela ne signifie pas que le procureur de la Couronne devrait se charger du travail qui devrait être effectué par les enquêteurs. À la fin d’une enquête, le rôle du procureur de la Couronne est de donner aux enquêteurs une évaluation objective et équitable de la qualité de la preuve et de l’opportunité de poursuivre. Dans le cadre de cette évaluation, l’avocat doit être vigilant et veiller à ne pas tomber dans le piège de la « vision préconçue ou vision étroite des choses », ce qui signifie la perte de la capacité de procéder à une évaluation objective de l’affaire en raison de ses contacts avec les enquêteursNote de bas de page 12.

3.2. Intervention prévue par la loi avant le dépôt des accusations

Il arrive que les procureurs de la Couronne doivent intervenir dans une enquête parce que la loi l’exige. Mentionnons, entre autres, les cas suivants :

Dans toutes ces situations, le procureur de la Couronne peut aider à préparer les documents nécessaires et à présenter la demande au tribunal, le cas échéant.

3.3. Intervention non prévue par la loi

Les procureurs de la Couronne peuvent aider les enquêteurs à plusieurs égards. Dans la plupart des rôles non spécifiquement prévus par la loi, le procureur de la Couronne joue un rôle de soutien en fournissant des conseils afin d’assurer la primauté du droit.

3.3.1. Conseils portant sur le plan d’enquête

La police jouit d’une autonomie complète pour décider sur qui et au sujet de quels crimes soupçonnés elle enquête. Elle a aussi le pouvoir discrétionnaire de décider comment structurer une enquête et quels moyens et techniques d’enquête elle utilisera.

Toutefois, il peut arriver que les enquêteurs souhaitent consulter un procureur de la Couronne avant d’entamer une enquête ou au début de celle-ci, afin d’obtenir des conseils sur la manière de la structurer pour s’assurer qu’elle ne mène pas à une poursuite vouée à l’échec. Il est préférable de prendre les décisions structurelles au début de l’enquête plutôt que d’attendre qu’il soit trop tard avant de prendre une mesure correctrice. Par exemple, si le plan d’enquête envisage de s’intéresser aux activités d’une grande organisation criminelle, il peut être plus prudent de consulter un procureur de la Couronne avant de commencer l’enquête. Ainsi certaines décisions peuvent être prises rapidement afin d’organiser l’enquête pour qu’elle puisse être présentée de manière efficace aux tribunaux.

3.3.2. Ententes portant garantie d’immunité – Ententes d’entraide en matière d’enquête

Le procureur de la Couronne doit intervenir dans l’octroi d’une immunité contre des poursuites et toute entente doit être conclue par écritNote de bas de page 17.

3.3.3. Préparation des documents relatifs à un mandat de perquisition

Même si les enquêteurs peuvent demander certaines autorisations judiciaires sans demander l’avis d’un procureur de la Couronne, les procureurs de la Couronne peuvent fournir des conseils lorsqu’on leur demande de le faire.

Le procureur de la Couronne peut donner des conseils en ce qui concerne différentes sortes de mandats et d’ordonnancesNote de bas de page 18 dont :

Le procureur de la Couronne doit être prêt à fournir des conseils à savoir si une autorisation judiciaire est nécessaire, et le cas échéant, quelle autorisation doit être demandée, si les critères relatifs à la demande sont respectés, et si une publication est appropriée. Normalement, la police rédige les documents à l’appui de l’autorisation judiciaire. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que le procureur de la Couronne devra y participer.

3.3.4. Accès à des paquets scellés

Dans certains cas, les enquêteurs obtiendront une ordonnance visant à mettre sous scellé le mandat de perquisition et les documents à l’appui. Il peut arriver que la personne qui fait l’objet du mandat de perquisition ou les médias demandent à obtenir accès aux documents scellés. Le procureur de la Couronne peut comparaître dans le cadre de telles demandes.

La décision de conserver ou non les documents sous scellé ou de permettre une certaine divulgation partielle des renseignements est prise conjointement par les enquêteurs et le procureur de la Couronne.

3.3.5. Prolongations du délai de détention des objets saisis

Les enquêtes étant de plus en plus complexes, les enquêteurs ont souvent besoin d’obtenir une prolongation du délai de détention ou de conservation prévu à l’art. 490(2) du Code. Dans plusieurs cas, l’enquête se poursuit longtemps après une perquisition.

Le Code criminel prévoit trois étapes de détention :

  1. Les trois premiers mois – ordonnés par le juge de paix à qui est présenté un rapport rédigé selon la formule 5.2Note de bas de page 19;
  2. Les neuf mois suivantsNote de bas de page 20; ou
  3. Une période supérieure à un an à partir de la date de la saisieNote de bas de page 21.

L’article 490 permet soit au procureur de la Couronne soit à un agent de la paix de présenter les demandes de détention. Dans la grande majorité des cas, les agents de la paix sont en mesure de s’occuper de ces demandes sans l’intervention du procureur de la Couronne. Il arrive cependant que la demande de prolongation s’avère une procédure très complexe. Des questions concernant la protection des enquêtes en cours et des informateurs, ainsi que d’autres points connexes peuvent être soulevés. La personne assujettie à une perquisition peut essayer de se servir de l’audience tenue au sujet de la détention des biens comme un moyen d’obtenir accès au dossier d’enquête bien avant que des accusations ne soient portées.

Le procureur de la Couronne peut jouer un rôle dans le cadre de ces audiences, notamment :

3.3.6. Préparation du rapport d’enquête

Le rapport d’enquête est l’un des documents les plus importants qu’un enquêteur aura à préparer dans le cadre d’une enquêteNote de bas de page 24. C’est dans ce précis qu’il présente sa théorie de la cause et fait état de la preuve qui existe pour étayer cette théorie.

L’aide que peut offrir le procureur de la Couronne dans la préparation de ce document peut prendre différentes formes, notamment :

3.3.7. Gestion de la divulgation

Sauf dans les affaires les plus courantes, la gestion de la divulgation est la clé d’une poursuite efficace. Si on ne prend pas le temps de planifier et de réfléchir à l’élaboration d’une stratégie de divulgation et à son insertion dans le plan d’enquête, d’importants obstacles peuvent se dresser et empêcher que le tribunal soit saisi de l’affaire en temps utile.

L’aide que peut apporter le procureur de la Couronne dans la gestion de la divulgation se présente sous différents aspects. Il peut donner des conseils sur :

3.3.8. Interrogatoire des témoins potentiels avant le dépôt d’accusations

En règle générale, le procureur de la Couronne ne participe pas à l’interrogatoire des témoins avant le dépôt des accusationsNote de bas de page 26. Le procureur de la Couronne évalue la preuve potentielle en examinant le précis judiciaireNote de bas de page 27, la preuve documentaire et les déclarations des témoins enregistrées sur bande vidéo.

Toutefois, dans certaines circonstances, il peut être indiqué que le procureur de la Couronne interroge un témoin avant le dépôt d’accusations. Dans ces circonstances, l’enquêteur ou le coordonnateur des témoins de la Couronne devrait normalement être présent pendant l’entrevue. Parmi les circonstances qui se prêtent à une telle intervention, mentionnons :

3.4. Examen des accusations

Pendant leur enquête, les enquêteurs sont non seulement autorisés mais encouragés à consulter un procureur de la Couronne au sujet de la preuve, de l’infraction et de la présentation de la preuve en cour (et fortement encouragés dans les causes difficiles) à consulter un procureur de la Couronne sur le dépôt d’accusations. Cette consultation pourrait comprendre des discussions sur la qualité de la preuve et sur les accusations envisagées, tant au point de vue de la forme que du contenu. Toutefois, c’est la police qui possède légalement la discrétion ultime de porter des accusations au meilleur de son jugement, sous réserve des exigences légales quant au consentement du procureur général et du pouvoir du procureur général d’ordonner un arrêt des procédures si des accusations sont portées.

En pratique, il existe au Québec, au Nouveau-Brunswick et en Colombie-Britannique, un « tamisage » systématique des accusations, ou un processus d’approbation des accusations. Selon ces systèmes, il n’est possible de porter des accusations que si un procureur de la Couronne les examine et les approuveNote de bas de page 32.

Lorsque le DPP décide de participer au processus d’approbation préalable des accusations, il appliquera la norme d’approbation des accusations établie à la ligne directrice du Guide du SPPC intitulée « 2.3 La décision d’intenter des poursuites » à toutes les procédures que l’on propose d’intenter à la demande du gouvernement du Canada. Il faut se demander si le procureur qui conseille l’organisme d’enquête au cours de l’enquête (l’avocat-conseil de la Couronne chargé de fournir des conseils avant la mise en accusation) ne devrait pas être celui qui exerce la fonction de tamisage (le procureur de la Couronne chargé de l’approbation préalable au dépôt des accusations ou du tamisage). Il n’y a pas de règle stricte à cet égard. Les facteurs dont il faut tenir compte sont l’efficacité de la poursuite, le transfert sans heurt du dossier, la durée de la participation du procureur de la Couronne au tamisage et la portée de celle-ci, la nécessité d’éviter les idées préconçues, l’exclusion s’il est convoqué comme témoin, et la valeur d’un regard neuf pour évaluer la preuve.

3.5. Après le dépôt des accusations

En général, de la même façon que les agents de la paix sont indépendants de tout contrôle politique lorsqu’il s’agit de porter des accusations, les procureurs de la Couronne sont indépendants de la police en ce qui a trait à la conduite des poursuitesNote de bas de page 33. L’indépendance du procureur de la Couronne s’applique, par exemple, à l’évaluation de la qualité de la preuveNote de bas de page 34, au choix du mode de poursuiteNote de bas de page 35, à la communication de la preuve à l’accuséNote de bas de page 36, à l’évaluation des témoins (y compris les décisions relatives à l’immunité de poursuite)Note de bas de page 37, à la façon de présenter la preuveNote de bas de page 38, à la négociation et à la répudiation d’ententes relatives au plaidoyerNote de bas de page 39 et à la décision d’arrêter ou de continuer les procédures pour des motifs d’intérêt publicNote de bas de page 40.

Lorsque les accusations sont portées, l’entière responsabilité de la poursuite passe aux mains du DPP. La police doit, sur demande, effectuer toute autre enquête qui, selon le procureur de la Couronne, est nécessaire pour présenter la preuve équitablement et efficacement devant les tribunaux. Le DPP a également le pouvoir de prendre en charge la poursuite une fois les accusations portées. Ce pouvoir s’étend aux conditions du cautionnement, à l’arrêt ou au retrait des accusations et à l’attitude à adopter face à l’imposition de la peine. Ce rôle devrait être exercé, à chaque fois que cela est raisonnablement possible, en consultation avec les enquêteurs, mais la consultation (et encore moins l’accord) n’est pas exigée par la loi.

4. La résolution des différends entre le procureur de la Couronne et les enquêteurs sur la décision d’intenter une poursuite

En cas de différend entre les enquêteurs et le procureur de la Couronne en ce qui a trait au dépôt des accusations, la question devrait être résolue conformément à toute entente existante entre les deux organisations ou par la tenue d’entretiens à des échelons de plus en plus élevés des deux côtés.

C’est au niveau régional que la décision d’intenter ou de continuer une poursuite devrait être prise. Les différends doivent être soumis au chef d’équipe et, au besoin, au procureur fédéral en chef adjoint (ou l’avocat général, opérations juridiques) et au procureur fédéral en chef. Lorsque les différends non résolus surgissent entre le mandataire de la Couronne et la police, la question doit être renvoyée au superviseur du mandataire au bureau régional. Si le différend ne peut être résolu à cette étape, il doit être soumis au procureur fédéral en chef.

Dans de rares circonstances, il est possible que les cadres supérieurs de l’administration centrale du SPPC doivent se pencher sur un dossier où il y a un différend. Le procureur fédéral en chef devrait renvoyer l’affaire au DPP adjoint concerné afin que celui-ci l’évalue.

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