3.17 Assurer des poursuites en temps opportun

Guide du Service des poursuites pénales du Canada

Ligne directrice du directeur donnée en vertu de l’article 3(3)(c) de la Loi sur le directeur des poursuites pénales

Le 25 août 2016

Table des matières

1. Introduction

Dans l’arrêt R c Jordan, 2016 CSC 27, la Cour suprême a réexaminé le cadre d’analyse de l’affaire Morin régissant le calcul du délai déraisonnable. Les juges majoritaires ont décidé de s’écarter du cadre Morin et de lui substituer un nouveau cadre d’analyse au titre de l’al 11b) de la Charte. Le nouveau cadre établit des plafonds au-delà desquels un délai sera réputé être déraisonnable : si le délai total écoulé entre l’inculpation et la conclusion réelle ou anticipée du procès (moins les délais imputés à la défense) dépasse 18 mois dans une cause instruite devant la cour provinciale, ou 30 mois dans une cause instruite en cour supérieure, les plafonds auront été dépassés.

La nouvelle approche élaborée dans Jordan souligne d’autant plus l’importance pour la Couronne d’éviter, par une gestion appropriée des dossiers, d’atteindre les plafonds de 18 et 30 mois, et dans les affaires où le plafond a été dépassé, de démontrer que toutes les mesures nécessaires de gestion de la poursuite avaient été prises. Pour les gestionnaires, les superviseurs et les procureurs, cela signifie qu’il faut suivre et s’appuyer sur les pratiques et les politiques existantes de gestion des dossiers. Comme les procureurs de la Couronne ne peuvent contrôler tous les leviers qui assurent qu’une poursuite sera menée en temps opportun, l’approche énoncée dans Jordan touchera nécessairement notre relation avec la police, les avocats de la défense et les tribunaux.

2. Gestion des dossiers

La Cour a souligné l’importance de la gestion des dossiers de la poursuite pour déterminer s’il y a délai déraisonnable nécessitant un arrêt des procédures :

[70] une fois le plafond dépassé, il ne suffit pas que la Couronne fasse valoir une difficulté antérieure. Elle doit également établir qu’elle a pris des mesures raisonnables et disponibles en vue d’éviter et de régler le problème avant que le délai ait dépassé le plafond fixé. Cela pourrait nécessiter de recourir rapidement à des processus de gestion de dossiers en vue de demander l’aide de la Cour ou celle de la défense afin de simplifier les éléments de preuve ou les questions à débattre à l’instruction, de coordonner les demandes préalables au procès ou encore de recourir à tout autre moyen procédural approprié. Nous tenons à souligner que la Couronne n’est pas tenue d’établir que les mesures qu’elle a prises ont été au bout du compte fructueuses, mais plutôt qu’elle a pris des mesures raisonnables en vue de tenter d’éviter le délai.

Les procureurs fédéraux en chef doivent s’assurer que des politiques et des pratiques de gestion des dossiers sont en vigueur et suivies de façon rigoureuse, consistante et efficace. Les éléments suivants exigent une attention particulière.

2.1 Examen des dossiers

Un examen rapide et efficace de chaque dossier est nécessaire pour voir si la divulgation est complète et si les accusations contre chaque accusé répondent au critère pour intenter une poursuite. L’examen initial devrait normalement avoir lieu avant la deuxième comparution ou plus tôt. Chaque bureau régional doit se munir d’un processus d’attribution des dossiers permettant cet examen en temps opportun. Mener cet examen, prendre les décisions qui en découlent et en indiquer clairement les résultats amélioreront l’efficacité et le rendement.

La responsabilité de procéder cet examen à chaque étape de la poursuite doit être clairement déterminée. Tout procureur devrait être en mesure de connaître rapidement et avec assurance les résultats de l’examen, les mesures prises et tout changement survenu. Cet élément est d’autant plus important lorsque d’autres procureurs doivent s’occuper du dossier en raison de nouvelles possibilités ou modifications au calendrier. Ces renseignements doivent être consignés avec précision au dossier et aisément accessibles dans le dossier.

La nature de l’examen dont on peut s’attendre des avocats s’intensifiera à mesure que progresse le dossier. L’examen effectué par les avocats aux stades initiaux sera nécessairement moins exhaustif que celui exigé pour l’enquête préliminaire ou le procès. Néanmoins, dans les affaires à complexité faible ou moyenne,Note de bas de page 1 les avocats devraient continuer à définir clairement les témoins requis, les propositions de règlement et la durée prévue de l’enquête préliminaire et du procès, indiquer ces éléments au dossier et, au moment opportun, les communiquer aux avocats de la défense. L’examen plus approfondi en vue de l’enquête préliminaire ou du procès doit aussi être indiqué au dossier afin de permettre le transfert du dossier à un autre avocat, au besoin, pour tenir compte de contraintes liées au calendrier.

2.2 Disponibilité de la divulgation

Les procureurs fédéraux en chef doivent s’assurer que les ententes et les pratiques existantes énonçant les attentes de la Couronne envers les enquêteurs pour parachever le processus de divulgation se conforment au cadre de l’arrêt Jordan.

Des communications ciblées auprès de la direction régionale des organismes d’enquête doivent renforcer les attentes et rappeler les conséquences que peuvent entraîner les délais sur le succès d’une poursuite. Le processus de renvoi vers les gestionnaires de désaccords entre procureurs et enquêteurs au sujet du dossier devrait être simple et favoriser un règlement aux plus bas niveaux possible.

La nécessité de prendre plus rapidement des décisions liées à la gestion des dossiers ne doit pas compromettre la capacité de la Couronne de s’acquitter de ses obligations en matière de divulgation et de protection des renseignements de nature délicate, notamment les renseignements privilégiés et les intérêts liés au droit à la vie privée. Les procureurs fédéraux en chef doivent s’assurer que des mécanismes adéquats permettent de se conformer à ces obligations sans entraver la progression rapide du dossier.

2.3 Arrêt des procédures ou retrait des accusations

Dans tous les cas où un examen initial ou ultérieur du dossier révèle que les critères liés à la décision d’intenter des poursuitesNote de bas de page 2 ne sont pas réunis, les accusations doivent être promptement suspendues ou retirées. Des superviseurs doivent être disponibles pour fournir des conseils aux procureurs dans les dossiers comportant des éléments sensibles liés à la divulgation, p. ex. des questions inhabituelles touchant des indicateurs confidentiels.

2.4 Plans de poursuite

Des plans de poursuite doivent être préparés dans tous les dossiers de complexité élevée, comme l’exige le chapitre 3.1. La décision Jordan met en relief l’importance de suivre à la lettre cette ligne directrice de manière à anticiper les questions pouvant surgir et à minimiser les délais, et à être en mesure d’affirmer que la Couronne a pris toutes les mesures nécessaires à cet égard. Idéalement, les plans de poursuite devraient être prêts avant l’inculpation. Les plans de poursuite doivent être approuvés par le procureur fédéral en chef, à qui incombe la responsabilité de voir à transmettre les dossiers appropriés au Comité consultatif des causes importantes, comme le prévoit le chapitre 3.1.

2.5 Avancement des dossiers

Des mécanismes doivent être mis en place pour veiller à ce que les dossiers ne traînent ou n’avancent pas sans un suivi approprié continu auprès des services de police, des avocats de la défense et du tribunal.

On doit assurer un suivi continu auprès des services de police relativement à la divulgation, à la disponibilité des témoins et à la préparation du procès. Il faut également communiquer en temps opportun avec la défense au sujet de la pertinence et de l’intégralité de la divulgation, de la mise en état du dossier de litige, de la durée prévue du procès (ou de l’enquête préliminaire) et des choix de la défense. Ces communications devraient s’effectuer dans le cours normal des activités, au moyen de lettres types élaborées à cette fin dans chaque région.

Le procureur fédéral en chef doit s’assurer qu’un système est en place exigeant des superviseurs qu’ils examinent le traitement des dossiers au sein de leur équipe. La responsabilité initiale de la supervision des processus incombe au chef d’équipe ou au superviseur. Cette responsabilité vise notamment à assurer l’uniformité, la qualité intrinsèque des décisions prises dans le cadre du dossier, la gestion du dossier papier ou électronique en soi ainsi que l’encadrement et les directives.

Dans les dossiers où il devient apparent que les plafonds de 18/30 mois seront dépassés (y compris les dossiers en instance à la date de l’arrêt Jordan), le procureur doit prévoir qu’une requête fondée sur l’al 11b) sera présentée, à moins d’engagement contraire de la part de l’avocat de la défense. Les transcriptions nécessaires à cette fin doivent être commandées en temps opportun afin d’éviter tout délai additionnel.

3. Comparutions

3.1 Dates de renvoi

Les procureurs doivent être prêts à fixer les dates de l’enquête préliminaire et du procès le plus tôt possible après le parachèvement de la divulgation des documents essentiels. À chaque étape, les procureurs doivent veiller à ce que le procès-verbal démontre adéquatement une gestion proactive du dossier. Aux stades initiaux, les procureurs confirmeraient au procès-verbal de la cour qu’il y a eu divulgation et que la Couronne est disposée à fixer les dates des conférences préparatoires au procès ou même une date d’audience. Au moment de fixer la date de l’enquête préliminaire ou du procès, les procureurs devraient être prêts à consigner au procès-verbal de la cour certains renseignements au sujet de la complexité du dossier, afin d’expliquer combien de temps il faudra pour mener à terme l’audience ou le procès. Plus précisément, les procureurs devraient indiquer au dossier le nombre de témoins qui seront convoqués, si la défense présente une demande fondée sur la Charte (si vous êtes au courant), le nombre élevé de documents communiqués, et d’autres questions pertinentes.

Les procureurs devraient encourager les avocats de la défense à préciser les requêtes préalables au procès qu’ils ont l’intention de présenter et combien de temps elles exigeront. Les aveux et les ententes visant à réduire le nombre de questions à débattre devraient être consignés au procès-verbal à titre d’explication des facteurs considérés au moment d’estimer la durée de l’audience. Les procureurs doivent consigner au procès-verbal les tentatives auprès de la défense d’obtenir des concessions ou de réduire le nombre de questions à débattre. Il sera ainsi possible de démontrer la diligence de la Couronne si un délai découle de la nécessité de réserver de longues périodes de temps, et que ces périodes s’avèrent superflues du fait d’une diminution ultérieure du nombre de questions à débattre.

Si les dates d’audience disponibles, particulièrement dans des dossiers de longue durée, dépassent les plafonds de 18 et 30 mois établis dans l’arrêt Jordan, les procureurs devraient songer à demander au tribunal de prolonger la durée de l’audience en prévision d’une requête fondée sur l’al 11b), à moins que la défense soit disposée à consigner au procès-verbal qu’elle ne présentera pas une telle requête. Les procureurs devraient également songer à demander au tribunal de fixer des échéances pour le dépôt par la défense d’avis en vertu de la Charte afin de prévoir suffisamment de temps pour obtenir les transcriptions nécessaires à l’audience d’une requête en vertu de l’al 11b).

3.2 Conférences préparatoires au procès

Les procureurs doivent chercher à cerner à l’avance toutes les questions pouvant être abordées aux conférences préparatoires, et fournir à l’avocat de la défense la documentation pertinente, y compris la jurisprudence. Les procureurs doivent se rappeler que les questions soulevées aux conférences préparatoires pourraient être versées au dossier de la cour et être abordées à l’audition d’une requête fondée sur l’al 11b). Pour cette raison, les procureurs devraient s’assurer qu’un compte rendu consigne les questions débattues et les positions prises lors des conférences préparatoires, comprenant les propositions de règlement avancées de part et d’autre, les estimations du temps requis, les choix, les aveux et les concessions offerts de même que les aveux et concessions suggérés par le poursuivant, mais rejetés par les avocats de la défense, les témoins requis et ceux qu’il a été convenu de ne pas convoquer et toute autre question pertinente. Les questions qui, dans une administration, sont consignées par le juge présidant la conférence préparatoire et versées dans le dossier de la cour n’ont pas à être consignées séparément au dossier de la Couronne. Lorsqu’il est opportun de ce faire, les questions ayant fait l’objet de discussions à la conférence préparatoire devraient être consignées par écrit au dossier de la Couronne. Dans certains cas, dans les administrations qui le permettent, les procureurs peuvent demander que les conférences préparatoires au procès soient consignées au dossier de la cour, dans la mesure où l’on prévoit en demander la transcription dans le cadre d’une audience relative à l’al 11b).

3.3 Ajournements

Les procureurs doivent veiller à ce que l’on indique clairement au dossier qui a demandé l’ajournement, les raisons ainsi que les répercussions sur la date du procès. Il n’y a pas lieu de présenter des demandes d’ajournement par souci de commodité des témoins de la police, p. ex., des congés non indiqués au moment de fixer la date du procès, à moins de circonstances atténuantes telles un malentendu ou une erreur involontaire. Lorsqu’il y a des circonstances atténuantes, les procureurs doivent se demander si le souci de commodité risque de compromettre l’intégrité des procédures au regard de l’al 11b).

Lorsque la demande d’ajournement provient de la défense, il faut normalement demander à la défense de renoncer au délai résultant de l’ajournement. Il ne devrait pas y avoir consentement à une demande d’ajournement de la défense en l’absence de cette renonciation, sauf s’il existe des circonstances atténuantes qui font en sorte qu’il serait déraisonnable pour la Couronne d’insister sur la renonciation – par exemple, lorsque la demande d’ajournement provient de l’inaction ou d’un manquement du poursuivant ou de la police, comme en cas de divulgation tardive.

3.4 Nouveaux choix

Lorsque l’accusé effectue un nouveau choix afin de subir son procès en Cour provinciale plutôt qu’en Cour supérieure, les procureurs devraient demander qu’il renonce au délai qui en résulte comme condition à leur consentement. Les juges majoritaires dans la décision Jordan ont reconnu qu’il serait raisonnable d’agir en ce sens. (Par 62). Cet élément est important, car le changement de tribunal fait passer le plafond de 30 mois à 18 mois. Pour obtenir le consentement du poursuivant, la défense doit donc convenir de renoncer au délai écoulé depuis la date du choix initial pour la Cour supérieure, ce qui replace le calcul à l’intérieur de la période de 18 mois envisagée pour un procès en Cour provinciale sans enquête préliminaire.

4. Autres questions

4.1 Établissement continu du rang de priorité des dossiers

Il faudrait élaborer des systèmes permettant de modifier le calendrier des enquêtes préliminaires et des procès afin de traiter d’abord les dossiers prioritaires ou ceux qui risquent de dépasser les plafonds de 30 et 18 mois. Certaines administrations pourraient implanter de tels systèmes au sein du cadre actuel qu’utilise la Cour. Dans les administrations où ces systèmes constitueraient un écart de la norme, il faudra consulter la magistrature et les avocats de la défense.

4.2 Mises en accusation directes

La possibilité qu’il y ait un délai déraisonnable donnant lieu à un arrêt des procédures constitue une raison bien établie dans le Guide de solliciter une mise en accusation directe. Même si le risque d’arrêt des procédures pour délai déraisonnable peut s’accroître du fait de la décision Jordan, il faut néanmoins satisfaire aux exigences énoncées au Chapitre 3.6.

4.3 Poursuites mettant en cause plusieurs accusés

On doit examiner de manière continue la question de savoir si les accusés devraient subir un procès conjointement ou séparément. Cela nécessitera non seulement une application rigoureuse des critères applicables à la décision d’intenter des poursuites à l’égard de tous les prévenus dans une poursuite impliquant plusieurs accusés, mais aussi une évaluation réaliste et pragmatique des conséquences sur les délais d’une procédure conjointe, notamment la difficulté de trouver des dates qui conviennent à tous les avocats de la défense. Il faudra également voir à minimiser le risque de voir des procès séparés mener à des verdicts contraires ou iniques.

4.4 Arrêt des procédures par la Couronne ou le tribunal en raison des délais énoncés dans Jordan

Lorsque c’est le cas, l’expression « arrêt des procédures de type Jordan » (« Jordan stay ») doit être saisie dans le champ note (iCase), de sorte que l’on puisse par la suite effectuer des recherches à cet égard. En consignant le résultat d’un dossier, il importe de continuer à distinguer le retrait des accusations ou l’arrêt des procédures par la Couronne de ceux ordonnés par le tribunal.

4.5 Considérations stratégiques visant à établir que le plafond a été dépassé en raison d’évènements exceptionnels ou d’une complexité exceptionnelle

Les PFC doivent envisager la possibilité de confier, si possible, les requêtes fondées sur l’al 11b) à un groupe désigné de procureurs de manière à optimiser le traitement de ce genre de litige et à gérer efficacement l’évolution du droit dans ce domaine.

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