Partie V LA PROCÉDURE AU PROCÈS ET EN APPEL Chapitre 15
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Table des matières
15 LA DÉCISION D'INTENTER DES POURSUITES
15.1 Introduction
Le présent chapitre expose les critères qui permettent de décider s’il convient d’intenter des poursuites. Il se fonde sur des normes élaborées au fil des ans par les procureurs généraux du Canada et par les chefs des poursuites dans les autres pays du Commonwealth.
La décision de poursuivre est une des étapes les plus cruciales du processus pénal. On doit accorder une attention particulière à chaque cas pour s'assurer de prendre la bonne décision. Toute mauvaise décision, dans un sens comme dans l'autre, tend à miner la confiance du public dans le système de justice pénaleNote de bas de page 1.
L’équité et la cohérence sont des objectifs importants dans le processus menant à la décision d’intenter des poursuitesNote de bas de page 2. Toutefois, l'équité n'empêche pas la rigueur dans les poursuites et la cohérence ne doit pas mener à l'inflexibilité dans la prise de décision. Les critères qui sous-tendent le pouvoir discrétionnaire d'intenter des poursuites ne peuvent se réduire à une simple formule mathématique ; il ne serait d'ailleurs pas souhaitable qu'il en soit ainsi. La diversité des facteurs dont il faut tenir compte pour en arriver à la décision exige une application éclairée de principes généraux à des cas particuliers.
15.2 Énoncé de principe
Pour décider s’il convient d’intenter des poursuites, la Couronne doit répondre à deux questions. Premièrement, la preuve est-elle suffisante pour justifier d’intenter ou de continuer les poursuites ? Deuxièmement, dans l’affirmative, l’intérêt public exige-t-il d’intenter des poursuites ?
Tel que signalé ci-dessus, cette politique est conforme aux politiques appliquées par les procureurs généraux du Canada et par les organismes chargés des poursuites dans les pays du Commonwealth. La force de ce consensus a été reconnue par le Comité Martin en Ontario qui a fait la déclaration suivante :
Il est un principe fondamental de l’administration de la justice dans ce pays selon lequel il doit exister non seulement suffisamment de preuves de la perpétration d’une infraction criminelle par une personne avant d’intenter ou de continuer les poursuites, mais la poursuite doit également avoir un intérêt publicNote de bas de page 3. [Traduction]
15.3 Application des critères
15.3.1 Suffisance de la preuve
La simple apparence de culpabilité ne suffit pas : l'évaluation de la preuve doit mener à la conclusion qu'il existe une probabilité raisonnable de condamnation. Pour en arriver à cette conclusion, on doit déterminer la valeur probante des éléments de preuve qui seront présentés au procès, en tenant pour acquis que le juge des faits agira de façon impartiale et conformément à la loi.
Pour évaluer la preuve correctement, il faut tenir compte de facteurs tels que la disponibilité, la compétence et la crédibilité des témoins, sans oublier l'impression qu'ils auront sur le juge des faits et l'admissibilité des éléments de preuve à charge. Par ailleurs, la Couronne est tenue d'envisager les moyens de défense à la disposition de l'accusé ou qu'il entend invoquer ainsi que d'autres facteurs qui influent sur la probabilité de la condamnation. Par exemple, une violation de la Charte entraînera sans doute l’exclusion des éléments de preuve importants pour justifier une condamnation. Les procureurs de la Couronne doivent aussi être vigilants et veiller à ne pas tomber dans le piège de la « vision étroite des choses
»Note de bas de page 4 qui pourrait faire qu'en raison de leurs rapports étroits avec les organismes d'enquête, leurs collègues ou des victimes, leurs vérifications ne sont pas suffisamment rigoureuses et objectives.
La norme en matière de preuve doit être appliquée tout au long du processus pénal, depuis la réception du rapport d'enquête jusqu'à la tenue du procès. Lors du dépôt des accusations, la norme est particulièrement appliquée au rapport d'enquête, même s'il peut être utile, surtout dans un cas limite, de ne pas se limiter aux déclarations des témoins. Plus tard dans le processus, notamment après l'enquête préliminaire, la Couronne pourra sans doute évaluer certaines questions avec plus d'exactitude, par exemple, la crédibilité des témoins. Il peut être difficile de déterminer la valeur probante que le tribunal accordera aux éléments de preuve et il n'existe certes pas de garantie quant à l'aboutissement des poursuites. Quoi qu'il en soit, la Couronne doit constamment réévaluer la décision d'intenter des poursuites à la lumière des éléments nouveaux qui jouent sur la valeur de la preuve et l'intérêt public et, sur la foi de l'information disponible, être convaincue tout au long du processus qu'il existe toujours une probabilité raisonnable de condamnation. Si le procureur de la Couronne perd cette conviction, il peut ordonner l’arrêt des procéduresNote de bas de page 5.
15.3.2 Le critère de l’intérêt public
Convaincue qu'il y a suffisamment d'éléments de preuve pour intenter ou continuer les poursuites, la Couronne doit ensuite évaluer, compte tenu des faits prouvables et du contexte, si l'intérêt public exige qu'il y ait poursuite.
On ne saurait conclure que, parce qu'il y a suffisance de preuve, il y a forcément lieu d'intenter des poursuites. Sir Hartley Shawcross, c.r., alors procureur général de l'Angleterre (maintenant Lord Shawcross), a énoncé les principes suivants, auxquels les procureurs généraux successifs du Canada ont souscrit :
Dans notre pays, il n'y a jamais eu de règle – et j'ose espérer qu'il n'y en aura jamais – voulant que toute infraction criminelle fasse nécessairement l'objet de poursuites. En effet, le premier règlement régissant la charge du directeur des poursuites publiques prévoyait que celui-ci ne devait entamer des poursuites que si l'infraction ou les circonstances entourant la perpétration de l'infraction étaient telles que l'intérêt public exigeait que des poursuites soient intentées. De nos jours, ce facteur prévaut encoreNote de bas de page 6.
Les facteurs dont il faut tenir compte pour en arriver à la conclusion qu'il est nécessaire dans l'intérêt public d'intenter des poursuites varient d'un cas à l'autre. En général, plus l'infraction est grave, plus l'intérêt public exigera que son auteur soit poursuivi.
Les ressources disponibles aux fins des poursuites ne sont par ailleurs pas illimitées et ne doivent pas être utilisées pour intenter des poursuites dans des cas inappropriés. Il s’ensuit donc que les ressources disponibles doivent être utilisées avec vigueur dans les affaires où l’on juge opportun de poursuivreNote de bas de page 7.
Dans certains cas, la Couronne estimera utile d'obtenir le point de vue du service chargé de l'enquête ou du ministère-client pour déterminer s'il est nécessaire, dans l'intérêt public, d'intenter ou de continuer les poursuites. La plupart du temps, on peut obtenir leurs points de vue en discutant avec les enquêteurs ou le personnel des Services juridiques du ministère-client en question. En fin de compte, le procureur de la Couronne doit décider, par lui-même, s'il est dans l'intérêt public d'intenter ou de continuer les poursuitesNote de bas de page 8.
Lorsque la gravité de l'infraction reprochée ne justifie pas en soi la décision de poursuivre, la Couronne doit se demander si l'intérêt public n'exige pas néanmoins qu'il y ait poursuite. Les facteurs d'intérêt public dont il faut tenir compte à cette fin sont les suivants :
- le degré de gravité de l'infraction reprochée;
- les circonstances atténuantes ou aggravantes;
- l'âge, la maturité intellectuelle, la santé physique ou mentale ou le handicap de l'accusé;
- les antécédents de l'accusé;
- le temps écoulé depuis la perpétration de l'infraction;
- le degré de responsabilité de l'accusé à l'égard de l'infraction;
- les répercussions éventuelles des poursuites sur l'ordre public, les valeurs morales et la confiance du public dans l'administration de la justice;
- l'effet éventuellement nuisible des poursuites, par exemple si elles sont susceptibles de déconsidérer l'administration de la justice;
- la possibilité de recourir aux solutions de rechange aux poursuites et leur efficacité;
- la fréquence de l'infraction reprochée dans la collectivité et la nécessité d'adopter des mesures de dissuasion d'application générale ou particulière;
- les conséquences excessives ou démesurément préjudiciables des poursuites ou de la condamnation;
- l'intérêt suscité dans le public par l'infraction reprochée;
- le droit à l'indemnisation, au dédommagement des victimes de l'infraction et la confiscation auxquels les poursuites pourraient donner lieu;
- la façon dont la victime de l'infraction reprochée envisage les poursuites;
- la durée prévue du procès, les frais y afférents et les ressources disponibles aux fins des poursuites;
- la collaboration de l'accusé à l'enquête policière et aux poursuites intentées contre d'autres personnes et la mesure dans laquelle il a déjà collaboré;
- la peine prévisible en cas de condamnation;
- la possibilité que les poursuites entraînent la divulgation de renseignements qui nuiraient aux relations internationales, à la défense ou à la sécurité nationales, ou encore, à l'intérêt public.
Les facteurs à prendre en considération et la valeur qu'il faut accorder à chacun d'eux varient selon les circonstances particulières de chaque affaire.
Dans de nombreux cas, les poursuites seront intentées si la preuve disponible est suffisante. Par la suite, il appartiendra au tribunal de prendre en considération, en cas de condamnation, les circonstances atténuantes de l'affaire dont il est saisi.
S’il est décidé de ne pas intenter une poursuite, il est recommandé de consigner au dossier les motifs de cette décision. De plus, les avocats doivent être conscients de la nécessité, dans certains cas, d’expliquer la décision de ne pas intenter de poursuites à, par exemple, l’organisme chargé de l’enquête. De bonnes relations de travail seront favorisées en s’assurant que les parties affectées par la décision de ne pas poursuivre en comprennent les motifs et en veillant à ce que ces motifs démontrent une sensibilité au mandat de l’organisme d’enquête. Puisque certaines victimes peuvent aussi se sentir lésées par les décisions de ne pas poursuivre, il est possible que des démarches soient nécessaires pour maintenir la confiance en l’administration de la justice.Note de bas de page 9
La nécessité de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice peut aussi exiger, dans certaines circonstances, que soit communiquée publiquement les motifs de ne pas intenter de poursuites. Par exemple, une déclaration pourrait être faite devant le tribunal par le procureur de la Couronne au moment de l’arrêt des procédures ou du retrait des accusations ou encore, il pourrait y avoir diffusion d’un communiqué. Note de bas de page 10 Les communications de ce type ne devraient être effectuées qu’après consultation du directeur du SFP et du SPGA (Droit pénal).
15.3.2.1 L’« intérêt public
» dans le contexte réglementaire
Tel que signalé ci-dessus, la Couronne doit tenir compte du point de vue de l’organisme chargé de l’enquête pour déterminer si des poursuites s’imposent. Cet aspect peut prendre une importance particulière dans les cas de poursuites aux termes de certaines lois, notamment la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur les pêches, la Loi sur la concurrence ou la Loi de l’impôt sur le revenu, dont les dispositions pénales répondent à des objectifs réglementaires importants. L’examen de l’intérêt public doit nécessairement entraîner l’examen de la façon de mieux atteindre l’objectif réglementaire de la loi. Par exemple, si l’organisme de réglementation visé possède un mécanisme applicable à l’auteur présumé du manquement, par exemple un programme visant à promouvoir l’observation de la loi, la Couronne peut déterminer si tel mécanisme servirait mieux l’intérêt public que les poursuites. La nécessité de comprendre le contexte réglementaire particulier fait ressortir l'obligation de consultation de la Couronne dans l’exécution de ses fonctions conformément à cette politique.
15.4 Critères non pertinents
La décision d'intenter des poursuites ne doit pas reposer sur les facteurs suivants :
- la race, la nationalité, l'origine ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'orientation sexuelle, l'appartenance à une association politique, les activités ou les convictions politiques de l'accusé ou de toute autre personne ayant participé à l'enquête;
- les sentiments personnels du procureur de la Couronne à l'égard de l'accusé ou de la victime;
- les avantages ou inconvénients politiques éventuels pour le gouvernement ou tout autre groupe ou parti politique; ou
- l'incidence éventuelle du jugement sur la situation personnelle ou professionnelle des personnes qui prennent la décision d'intenter des poursuites.
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